De l’autre côté de la Bidassoa, la tortilla est une institution avec laquelle on ne plaisante pas. Chez nous, dans le Sud Ouest, l’omelette balance entre tradition et innovation.
La tortilla se fête tous les jours au Pays basque espagnol. « C’est une part de notre culture », souligne Josema Azpeitia, citoyen de Gipuzkoa, qui rappelle que « la vraie tortilla est composée de patates et d’œufs ». Dans les familles, elle est sur la table au moins une fois par semaine et vous ne trouverez pas un bar à tapas qui n’ait sur le comptoir de la tortilla. Même les bars spécialisés dans les pintxos relevant de la cuisine miniature gastronomique gardent la tradition. Lors des fêtes locales, sur les aires de repos des autoroutes, dans le train, la tortilla est l’accompagnement, le coupe-faim le plus courant. La recette n’a pas varié sauf que l’oignon et le piment vert sont apparus aux côtés de la patate. Le goût n’est pas perdant, l’onctuosité est gagnante. Car, même si les recettes différent, la préférence va vers la tortilla moelleuse, coulante et fondante à l’intérieur, plutôt que la tortilla austère et sèche. En Gipuzkoa le premier conseil fourni pour la préparation est « hay que ser generoso con el aceite » (« il faut être généreux avec l’huile »).
Diego Arantegui, l’expert de la Bodega Donostiarra, l’un des bars de Saint-Sébastien où on mange une des meilleures tortillas, ne plaint pas l’huile d’olive : l’oignon, découpé, y revient à feu doux, la pomme de terre y est confite séparément avant d’être mélangée au premier et que les deux rejoignent les œufs émulsionnés… dans l’huile d’olive. Ajoutez à cela une petite poêle ronde bien chaude dont le format est celui de la tortilla, un feu vif pour la saisir, le tour de main – car la tortilla, servie plate et à l’aspect lisse, est retournée comme une crêpe - et vous avez les secrets de la fabrication de cette gourmandise à part entière confectionnée au moment, à la commande.
Autre fief de la tortilla savoureuse, Nestor, calle Pescaderia, toujours à Saint-Sébastien. Ici les amateurs sont des initiés, principalement des Donostiarran (les habitants de la ville), qui savent qu’il faut être à l’heure. Deux tournées, en effet, à 13 heures et à 20 heures. La tortilla, de dimension majuscule (pommes de terre, oignon, piment), attendue le verre de vin à la main, est partagée en portions au comptoir devant les clients ; bien dorée, luisante, chaude, épaisse, dense et légèrement coulante, elle est le bonheur absolu. Quand il n’y en a plus, il n’y en a plus, on ne recommence pas. Mieux vaut donc surveiller la montre.
Asperges, piment et anchois
La tradition de la tortilla aux pommes de terre est intacte à la Cepa, le conservatoire des tapas de toujours, calle Agosto. Compacte, elle est le plus souvent dégustée froide comme dans beaucoup de bars à tapas (le goût, du coup, a moins d’éclat). La tortilla ici est également garnie d’asperges, de morue, de jambon, de piment, d’anchois.
L’huile d’olive est l’alliée d’Isabel Andia, la femme de José Mari Iriondo, le champion de la cuisson sur la braise à Zumaia, en Gipuzkoa, entre Saint-Sébastien et Guetaria, sur la route de Meagas (le restaurant Bedua). La maison est autant réputée pour la tortilla aux patates que pour les viandes et les poissons grillés. Isabel emploie une pomme de terre produite localement : la façon de la couper –des morceaux irréguliers-, sa cuisson à l’huile d’olive dans une poêle en fer –bien dorée elle est sortie et gardée dans un bol avec de l’huile -, son mélange avec les œufs au dernier moment, le savoir-faire d’Isabel (une question d’instinct) ne sont pas étrangers à l’aura de la tortilla de Zumaia. On vient de loin pour goûter cette petite merveille, la portion servie pour une personne représente deux œufs et demi et une pomme de terre.
« C’est tellement simple l’omelette, on en fait à tour de bras »
« La réussite d’une omelette dépend de la qualité de la poêle, de la quantité et de la répartition du beurre, ainsi que de la cuisson ». Cette appréciation, tirée du « Larousse gastronomique », est un peu courte et pas vraiment exacte. Doit-on y voir la preuve que l’omelette, de ce côté-ci de la Bidassoa, laisse indifférent et que son statut est flou ? Bernadette Lalanne-Do Rego, une Landaise d’Habas, qui a toujours vécu à la campagne, nous rappelle à l’ordre. Au Bon Coin, à Peyrehorade, dans les Landes, l’omelette aux cèpes flambe, assure-t-elle. Et, tant pis pour le « Larousse gastronomique », l’huile remplace le beurre.
« L’omelette demeure un plat vivant en milieu rural, au restaurant comme à la maison », explique Bernadette qui observe sa permanence sur la table avec les œufs frits, le soir surtout. Pour la rendre aimable « il ne faut pas la louper », traduisez qu’elle doit être goûteuse et généreuse. Le succès de l’omelette aux cèpes du Bon Coin ne participe ni du mystère ni de la performance, quand vous interrogez Bernadette elle ne sait quoi répondre car « c’est tellement simple l’omelette, on en fait à tour de bras ». Les œufs sont frais, battus légèrement à la fourchette, les cèpes sont bien revenus dans de l’échalote hachée fin, de l’ail, du sel et un peu de piment, le tout est versé dans une poêle épaisse qui n’accroche pas, le coup de main en plus et le tour est joué. « Pour avoir le goût du cèpe et pas seulement de l’œuf il faut que l’omelette soit riche en cèpe », prévient Bernadette qui ajoute : « C’est important, l’omelette ne doit pas attendre elle doit dégager tout de suite ».
Facile l’omelette ? Michel Guérard confesse que « malgré moults efforts tout à fait louables je n’ai jamais su échapper à la honte des derniers de la classe ». Et de confier « qu’ayant pris l’énergique décision de me soigner je suis devenu, en toute discrétion, un virtuose de la tortilla, ce grand classique espagnol ». Il doit cette conversion à une cuisinière espagnole qui tenait auberge à l’ombre de la cathédrale de Bayonne (le restaurant Asador) et dont il nous livre la recette, « la vraie tortilla aux pommes de terre », dans le livre de cuisine réalisé avec Julie Andrieu « Comment briller aux fourneaux sans savoir faire cuire un œuf » (Agnés Viénot éditions, 25 euros). Michel Guérard juge ce début « fort estimable » quand bien même « à la seule évocation du vocable omelette je continue de marcher prudemment sur des œufs… ».
Deux températures et deux textures différentes
Nicolas Magie, à Cenon (33), dans l’agglomération bordelaise, est totalement décomplexé. Cuisinier un tantinet iconoclaste il a osé la transgression en imaginant une création qui est l’association de l’omelette traditionnelle et de l’omelette moderne. Il fait une omelette classique – des œufs, du sel, du poivre – fine comme une crêpe et, parallèlement, confectionne une omelette élaborée à la morue dont la caractéristique est que les œufs, après qu’ils aient cuit comme s’ils étaient destinés à une omelette normale, sont mixés avec de la crème liquide. Il rajoute la morue dessalée qu’il a fait suer doucement avec huile d’olive, oignon, ail, piment d’Espelette, mixe le tout et le passe au chinois. Il farcit la première omelette, froide, de cette omelette chaude et mousseuse qui tient parfaitement grâce à la gélatine de la morue : « vous avez deux températures et deux textures différentes, c’est surprenant et très goûteux », commente, satisfait, Nicolas Magie.
Qu’elle soit puriste ou décomplexée, tous les moyens sont bons pour se régaler d’omelette. A vous de choisir !
Article de Jacques Ballarin