Nourrir au quotidien des millions d’hommes déployés sur un front de plus de 700 kilomètres sans affamer l’arrière n’est pas une mince affaire. Dans « La Cuisine des tranchées« , Silvano Serventi enquête sur les menus et les conditions d’approvisionnement.
Que comportait la musette d’un poilu, sur la ligne de front ?
Théoriquement, le soldat avait 500 grammes de pain de guerre, entre 300 et 500 grammes de viande, selon les périodes, avec des pâtes ou du riz et des patates. Les soldats se plaignent de ne pas avoir assez de légumes frais. À l’époque, le régime des paysans était quasi végétarien, et plus de la moitié des soldats étaient des paysans. On donne de la viande, beaucoup de viande, souvent en conserve, le fameux singe. La plupart s’adaptent, mais le vrai problème c’est l’arrivée du repas, la corvée de soupe sous le feu de l’ennemi. La nourriture arrivait souillée, quand elle arrivait.
Vous décrivez le repas du soldat comme un moment où il se sent vivant dans un paysage de mort…
En première ligne où l’on reste entre trente-six et quarante-huit heures sous les bombardements, c’est le cas. Dans les cantonnements, en deuxième ligne, c’est le moment de repos, on oublie le danger, on fait des gueuletons.
Comment expliquez-vous l’obstination à maintenir les usages de table ?
On veut retrouver la chaleur du foyer, les habitudes. Cela m’a beaucoup ému de constater cela : les rituels, les repas de Noël, on met la table, la toile de tente sert de nappe, on fait comme à la maison.
Vous évoquez le sort des départements occupés…
La France occupée de 1914-1918 a vécu des moments terribles. Au mépris des conventions, les Allemands n’ont assuré aucun ravitaillement. Au contraire, ils ont pillé et détourné toutes les aides. Le soldat allemand, lui, souffre de la faim à mesure que le blocus maritime anglais fait son effet, mais celui qui souffre le plus est le civil. Certains sont morts de faim, ce qui ne fut pas le cas en France. C’est le mérite des autorités françaises. Certaines villes comme Bordeaux ont même ouvert des magasins communaux pour permettre à la population de se nourrir à moindre coût.
Comment expliquez-vous la réticence envers les moyens réfrigérés ?
C’est particulier à la France, où l’on ne veut pas de conserves non plus. Cela marche ailleurs, mais quand la France entre en guerre elle ne dispose d’aucun transport réfrigéré. On amène les troupeaux sur place, comme en 1870, mais finalement cela fonctionne.
Les Alliés auraient vaincu grâce à un meilleur approvisionnement ?
À partir de 1917, tout le monde sait que le vainqueur sera celui qui aura un mois de réserves de plus que l’autre. Les Français sont conscients de cet avantage, et il n’est pas question de l’abandonner.
Comment la gastronomie régionale est-elle sortie renforcée de la guerre ?
Sur le front, les hommes reçoivent des colis et les partagent. Le Gascon fait goûter le confit au Breton, le Jurassien ses fromages, etc. Les soldats découvrent les produits régionaux qu’ils n’oublieront pas.
Pourquoi la ration de vin est-elle passée d’un quart de litre en 1915 à trois quarts en 1918 ?
Au début de la guerre, il n’y avait pas de vin. Fin 1914, les vignerons du Midi en ont offert 200 000 hectolitres aux armées, et cela a donné l’idée à l’état-major d’une ration quotidienne. Cette augmentation coïncide avec le moment où la guerre sous-marine allemande affaiblit les importations. Le vin est donné aux soldats pour les nourrir, pas pour les saouler.
En revanche, la rasade de gnôle n’annonce rien de bon…
C’était un moment angoissant. Tout le monde savait que la distribution d’alcool signifiait l’imminence d’un assaut, et certains ont dénoncé ces distributions. Parfois, la gnôle, elle avait un goût d’éther, mais beaucoup ne résistaient pas.
« La Cuisine des tranchées », de Silvano Serventi, éd. Sud Ouest, 190 p., 17, 90 €.
Article de Joël Raffier publié dans Sud Ouest Dimanche le 02 mars 2014.